Les cheveux tombent sur les yeux, cerclés de petites lunettes en métal argenté ; la cravate et le costume sont parfaitement associés : l'émission peut commencer, comme chaque dimanche. "Je suis Jaime Bayly. Ceci est "Le franc-tireur"", annonce le journaliste péruvien en direction des caméras. Il multiplie les face-à-face avec ses invités, des politiques de tous bords. En direct. Sans notes, ni filet, pendant deux heures.Fidèle à sa réputation, il lance ses questions, faussement anodines. Ses airs de dandy, de pur rejeton de la bourgeoisie locale, agacent ; son ton faussement amical, voire hypocrite, énerve. Mais entre humour et ironie, il s'est imposé de l'avis de tous comme un maître des entretiens télévisés et de la repartie.
Irrévérencieux, le journaliste n'a aucun tabou et avoue ne (plus) rien avoir à cacher. Il a déjà tout dévoilé, ou presque, de sa vie personnelle, se cachant à peine derrière les personnages tourmentés de ses romans. Une dizaine d'ouvrages ont fait de lui, en une décennie, l'un des écrivains les plus réputés de la littérature en langue espagnole. L'homme n'hésite pas à parler de son enfance difficile au sein d'une famille étouffante, avec une mère bigote et un père macho.
Il évoque le Pérou, son pays d'origine aux 27 millions d'habitants, mais aussi sa capitale, Lima, sa ville natale, qu'il a quittée il y a douze ans. Aujourd'hui, il vit entre Miami, Lima et Buenos Aires, dont il s'est épris il y a quatre ans. "Je suis tombé amoureux de la capitale argentine et... d'un jeune homme", confie le journaliste écrivain. "Je suis bisexuel, je ne sais pas si vous le savez." Difficile de l'ignorer.
Jaime Bayly a beau être l'une des plus grandes plumes de sa génération, un journaliste reconnu depuis son plus jeune âge, il reste avant tout, aux yeux de nombreux Péruviens, un bisexuel qui affiche et revendique sa sexualité. Une position difficile à assumer publiquement dans un pays aussi catholique que le Pérou.
Jaime a choisi de révéler au grand jour sa bisexualité, en 1994, à travers son premier roman, Ne le dis à personne (Stock, 1996). Il est alors jeune marié et déjà connu. L'affaire fait scandale. "Pour les gens de mon entourage, cela n'a pas été une surprise mais ils n'ont pas apprécié que j'expose les choses de manière publique", précise-t-il, en dénonçant une société homophobe et hypocrite. "J'ai essayé d'être hétérosexuel mais j'ai échoué", explique ce papa de deux filles âgées de 10 et 12 ans. De cette époque, il garde une rancoeur peu dissimulée. "Beaucoup de gens et même des amis m'ont dit que si je publiais mon livre, ma carrière publique était terminée", rappelle-t-il, l'oeil revanchard.
Douze ans après son coming out, "El Francotirador" est l'un des programmes politiques les plus suivis au Pérou. Après le succès de l'émission lors du processus électoral de 2001, son retour sur les télévisions péruviennes était très attendu en vue des élections générales de 2006. Face à un électorat réputé aussi versatile qu'émotif, les interviews de Jaime Bayly sont redoutées.
Bien que favorite du journaliste et des sondages, la candidate de droite, Lourdes Flores, aurait ainsi souffert de son entretien avec le "franc-tireur", dans lequel elle a déclaré avoir regardé des films porno et être déjà entrée dans un sex-shop. Troisième au premier tour, l'avocate est exclue de la bataille pour la présidence.
Jaime Bayly n'hésite pas à s'impliquer dans la campagne électorale. Libéral convaincu ayant soutenu la candidature de l'écrivain Mario Vargas Llosa en 1990, il avait farouchement défendu le vote blanc en 2001, rejetant à la fois Alejandro Toledo, l'actuel président, et l'ancien chef d'Etat social-démocrate, Alan Garcia.
Cette année, la donne est différente : le second tour de la présidentielle, fixé au 4 juin, oppose Alan Garcia au nationaliste Ollanta Humala. "Dans cette élection, la liberté et la démocratie sont en jeu, affirme Jaime Bayly d'un air grave. Je crois qu'il est de mon devoir d'avertir le peuple." A contrecoeur, il insiste pour que les Péruviens votent pour Alan Garcia, un candidat qu'il n'a cessé de combattre jusque-là en l'accusant non seulement de corruption mais aussi d'avoir précipité le pays dans une crise économique dramatique au cours de son mandat présidentiel (1985-1990).
Il mène surtout une campagne sans merci contre l'ancien militaire, arrivé en tête du premier tour avec 30,62 % des voix. "S'il est élu, Ollanta Humala sera comme Hugo Chavez, et je ne crois pas qu'Hugo Chavez gouverne de manière démocratique", estime le journaliste. Ollanta Humala a refusé l'invitation à se rendre à l'émission. "Ce n'est pas un programme sérieux, Jaime Bayly se moque de ses invités et leur parle de tout sauf de politique", affirmait il y a quelques semaines l'attachée de presse du parti nationaliste.
Le journaliste n'a pas accepté les attaques, lancées par la famille Humala, dont il a fait l'objet en mars. "Cet homme sème l'immoralité et le dit aux quatre vents. Donc les gens pensent que c'est normal", a déclaré Elena Tasso de Humala, la mère du candidat présidentiel, dans le journal local Extra en parlant de lui. "Je vous parie, expliquait-elle, qu'avec deux violeurs fusillés il n'y aura plus de viols, et qu'avec deux homosexuels que l'on fusillerait il n'y aurait plus autant d'immoralité dans la rue."
Jaime Bayly a alors invité une nouvelle fois Ollanta Humala. "S'il voulait prouver qu'il ne pensait pas comme ses parents, c'était le moment", justifie le journaliste. Le candidat n'est pas allé sur le plateau. Depuis, même si Ollanta Humala jure qu'il ne partage en rien les idées de sa famille, Jaime Bayly s'emploie chaque dimanche à détruire un peu plus le candidat nationaliste.
A 41 ans, "l'enfant terrible de la télévision", comme on le surnomme au Pérou, semble tout de même assagi. Apaisé plutôt. "Je suis plus sûr de moi", confie-t-il. Après avoir longtemps fui Lima, il y revient désormais sans trop de peur même s'il préfère éviter les soirées liméniennes, plus inquiet par le fait de croiser un homophobe saoul que par les effets de sa popularité.
Hilarant ou provocant, selon qu'on l'apprécie ou le déteste, Jaime Bayly continue en tout cas de distiller ses vérités. Le 14 mai, jour de la Fête des mères au Pérou, il n'a pas hésité à appeler, en direct, la mère d'Ollanta Humala pour lui souhaiter une belle soirée. "Venez nous rendre visite. Je ne suis peut-être pas aussi mauvais que vous le pensez, lui a-t-il déclaré sur son répondeur. Après tout, c'est moi votre fils de pute préféré."